Gatorade
J’ai souscri à un abonnement au club voisin, comme lorsque j’étais au pays, car j’aime la gym en salle ; attention, je préfère être claire : c’est pas du sport. Moi ce que j’aime c’est suer sang et eaux sur une musique rythmée et sans mélodie ni poésie ni subtilité, jeter aux murs et aux miroirs mon besoin de gigoter, mon envie irraisonnée de remuer, mes restes d’enfance qui me poussait à faire la toupie, pour m’étourdir et me saoûler ; aujourd’hui c’est pareil je retrouve ces sensations grâce à une désinhibition soudaine et totale (étrangement contractée dans le vestiaire pendant l’échange de la panoplie de ville pour le fitnesswear) qui me permettent de perdre toute dignité en même temps que teint frais et tenue. Je me résorbe entièrement dans mes mouvements, dans la musique et la sueur, dans l’enchaînement, et au mieux, car on n’atteint pas toujours ce nirvana, dans la satisfaction de sentir où ça coince. Ça ressemble à la satisfaction éprouvée lorsque je déniche la crasse derrière les pieds du lavabo pour mieux l’éradiquer ; je deviens alors championne du monde, grisée par le pouvoir, je suis pas chirurgien du miracle ou défenseur de l’opprimé, pas non plus révolutionnaire, mais à mon échelle j’ai fait beaucoup aujourd’hui : j’ai coincé mon gras, ma raideur et mes toxines, et je leur ai dit deux mots entre quatre yeux. L’apogée de cette satisfaction se fait attendre dans un suspens long de 24h, et n’est réellement atteinte que si au réveil suivant les muscles qui ne se souvenaient plus qu’ils habitaient là, me font durement sentir qu’ils ont réintégrés leur fonction première et abandonné l’idée de rester à coincer la bulle entre l’os et les nerfs, par une grève douloureuse qui fait de chaque geste familier tel celui de descendre un escaliers une mini séance de torture pendant laquelle chaque tentative de minimiser le mal par une restriction de mouvement n’est qu’un échelon de plus sur l’échelle du ridicule.
Aujourd’hui donc, je suis le cours de « slim jog » , dont l’intitulé suit la réthorique habituelle consistant à introduire un peu de poésie dans un monde de biscotos. Souvenons nous des délicieux Body shaper, Super forme, Total sculpting beauty.
Madame la professeur est souriante et s’entraîne face à la glace quand j’arrive. Je vérifie la coutume des baskets échue à ce milieu, et pour être sûre de la qualité de mes compagnes à panthère, puisque je ne comprends goutte à ce qu’elle me dit (si ce n’est qu’elle emploie la forme interrogative), elle se courbe et tâte mes petons et j’ai un peu honte d’en arriver là.
Le cours commence alors que nous ne sommes que quatre, et nul retardataire ne viendra grossir la ligne que nous formons face au miroirs. Il y a deux femmes en forme, aux épaules fines et sculptées et une mamie. La prof a des zygomatiques d’acier, elle est méga en forme, elle s’agite et vérifie son sourire qui ne la quitte pas, malgré son rythme effréné, malgré ces paroles qu’elle hurle dans le micro, et malgré la sueur qui lui coule. Elle dispose de tout un matos de chef op. de Broadway, et règle au millimètre l’ambiance sonore et visuelle. Elle ne change jamais de titre pour changer de cadence mais accélère juste, comme je le faisais pour rire quand je tournais le bouton sur 45t alors que le 33 était de rigueur sur mon tourne disque coccinelle (ah on rigolait bien !).
Les tubes sont un peu racornis par les ibiziens de l’avant-avant-avant(ter) dernière génération, c’est-à-dire que même la mère de famille que je suis les a largement entendus, et je suis déçue qu’il n’y ai pas de la fraîche J-Pop mixée au programme.
La prof me matte, elle serait aveugle de ne pas voir la gaijin en jaune qui s’agite en vain et loupe un pas sur deux. J’ai une excuse, je comprends pas un mot, et au lieu d’appréhender les mouvements quand elle les annonce, je ne peux que les suivre quand elle les effectue ; de ce point de vue je suis pas si perdue, mais je fais trublion dans la troupe bien huilée qu’elles forment. Là ou ça se corse, inévitablement, c’est quand je me félicite d’un enchaînement à peu près maîtrisé et qu’ intervient un dernier chassé-croisé-syncopé qui ruine ma concentration ; les trois autres élèves sont impecs, même la mamie est pile dans le « move it, move it » avec ses petits bras et ses demis mambos.
Il faut savoir que la technique ici pour fondre un maximum est de monter le chauffage à chaque début de cours, et quand je dis monter, c’est pousser le chauffage à fond qu’il faut comprendre. Ce qui fait que même quand on ne force pas, on se retrouve liquide, avec l’envie d’une bonne douche et l’illusion d’en avoir bavé, surtout du dos.
Je m’essouffle en pas chassés, bâcle mes demis tours pour reprendre le train en marche, me prends au jeu de l’accélération de la choré’ qui rend fou, « maintenant à gauche! », je ne comprends pas les mots mais ce vieux truc de la symétrie est la dernière astuce des profs de sport pour faire monter la pression à 10mn des étirements, histoire de souder tout le monde dans un accomplissement unique, précis et répété qui nous feraient frères, liant la connivence à la compétition, qui sera le maillon?, qui pourra soutenir la cadence jusqu’au bout?, et nous faire croire avant les regards fuyant des douches (on n’a quand même pas gardé les cochons ensemble), que nous sommes des pros du fitness, et ce point commun nous hypnotise au miroir bien plus que notre propre reflet de dents serrées et de regards accérés mais vides, car la conscience s’est perdue quelque part entre « qu’est-ce que je fais après ? », « faut que je m’achète un nouveau lycra » , et le feed back de soirées d’été dans la boîte du mois d‘aôut, l’âme enfin tranquille qui en profite pour boire un martini sur le sofa puisqu’on ne lui demande rien (pour une fois).
Et bien ici, on ne se regarde pas, on ne partage rien de tout cela. Je quitte les relations humaines quelques instants, pour ne rester qu’un corps et libérer mes neurones afin qu’ils puissent gambader. Les douches sont individuelles, brûlantes et fournies en produits qui moussent, et les cabines d‘habillage, de vraies loges de star du jambon. Je reviendrais, c’est sur, avec un lycra neuf et aussi un vanity bien fourni.